30.1.13

Les plis de l'âme. La matière de Nadar, le prurit de l'âme


Qu'est-ce que ça veut dire le tissu de l'âme?

Gilles Deleuze




























Qu'est-ce que ça veut dire, le tissu de l'âme? 
Ce qui compose le tissu de l'âme, nous explique Leibniz, il ne faut pas croire comme ça que l'âme soit une espèce de balance qui attend les poids sur elle. Le tissu de l'âme c'est un fourmillement, un fourmillement de petites inclinations -retenez bien le mot- un fourmillement de petites inclinations qui - pour reprendre notre thème, ce n'est pas une métaphore, qui ploie, qui plie l'âme dans tous les sens. Un fourmillement de petites inclinations. (...) 

Comme si mille petits ressorts…vous vous rappelez au tout début, le thème du ressort constant chez Leibniz, en fonction de la force élastique…si la force est élastique, alors les choses sont comme mues par de petits ressorts. Là on retrouve mille petits ressorts. En d'autres termes vous ne cessez de fourmiller. Et c'est comme si cette espèce de tissu vivant de l'âme ne cessait pas de se plier dans tous les sens. C'est une espèce de prurit. L'inquiétude est un prurit. L'âme est perpétuellement dans cet état de prurit. Et Leibniz, dans un très beau texte, nous dit : c'est le balancier, et le balancier, en allemand, dit-il, s'appelle précisément : inquiétude !



Gilles Deleuze*


Mille petits ressorts


C'est curieux comme la photographie de Nadar me semble rendre compte du monde à deux étages de Leibniz, tel que vu au travers du filtre de Deleuze, le monde de la matière, le monde d'en bas et le monde sensible, le monde des replis de l'âme, le monde d'en haut. Tout se passe, dans les portraits de Nadar, comme si il y avait renversement du monde d'en haut et du monde d'en bas, comme si le sensible s'était entièrement imprimé dans la matière, comme si le vêtement, les plis du vêtement étaient le visible du caché, la révélation de l'intériorité des êtres, si bien que les tressaillements du sujet, ses inquiétudes, les vérités mouvantes de son être seraient tout entier lisibles dans les plis et la matière de ses vêtements et non plus dans les traits instables de son visage. Comme si ce qui s'imprimait sur la plaque de verre c'était ce fourmillement de mille petites inclinations que décrit Deleuze, ce tressaillement du vivant qui nous étreint quand nous regardons les portraits de Nadar. La voix de Deleuze, sa pensée en mouvement serait comme un équivalent de la matière de Nadar, la solution sensible qui révèle un pan des plis cachés du monde.





*Les cours de Gilles Deleuze, Deleuze-Leibniz 24/02/1987,site de Richard Pinhas qui héberge les retranscriptions des cours de Deleuze à Vincennes. 





1 Nadar, Gustave Coubet, détail
2 Nadar, Théophile Gautier, détail
3 Nadar, Gustave Doré, détail
4 Nadar, George Sand, détail
5 Nadar, Monet, détail








22.1.13

Addictions. Johann Sebastian Bach's Coffee Cantata


Ei! wie schmeckt der Coffee süße,
Lieblicher als tausend Küsse*


J.S.Bach, Coffee Cantata, BWV 211

















When drinking coffee was seen as a vice and a very bad habit for wild and disobedient girls...
Johann Sebastian Bach composed a drama per musica, staging a father threatening his daughter not to give her a husband unless she gives up coffee.




Die Katze lässt das Mausen nicht,

Die Jungfern bleiben Coffeeschwestern.
Die Mutter liebt den Coffeebrauch,
Die Großmama trank solchen auch.
Wer will nun auf die Töchter lästern!**

                                    Bach, Coffee CantataBWV 211














*Ah! How sweet the coffee's taste is,
Sweeter than a thousand kisses. 



**The cat does not leave the mouse,
Young ladies remain coffee addicts.
The mother loves her cup of coffee,
the grandmother drank it also.
Who can blame the daughters!







 Portrait of the Artist's daughter, 1732
Café Zimmermann Leipzig, engraving by Georg Schreiber, detail





17.1.13

Le réel et le fantasme. Quand Victor Hugo visitait Cologne






















  2 Le Rhin, Manuscrit autographe, BNF
 3 Idem, détail
4 Johannes Franciscus Michiels, The cathedral in construction, Köln 1855, salt print,





Tout comme Victor Hugo sait désirer les femmes à travers leur singularité, il sait de même désirer les villes et les paysages pour ce qu'ils ont de plus singulier. Et il a le don de voir d'emblée le trait et la lumière qui font la force unique d'un lieu, d'en saisir l'identité immatérielle et de l'approfondir de l'ampleur de sa rêverie, de sa puissance imaginante et de sa parfaite érudition. "Je suis un grand regardeur de toutes choses." Là est peut-être l'essence de son génie dans l'acuité de ce regard que redouble son imagination créatrice; dans sa faculté de voir, de sentir, d'aimer, de douter, de croire, de souffrir, d'espérer, de s'engager, de s'ouvrir aux autres et à l'infini. J'ai eu la chance de trouver sur la toile un texte que je ne connaissais pas, Le Rhin, que  Hugo a écrit à la suite de trois voyages accomplis en compagnie de Juliette Drouet entre 1838 et 1840. Il tient là un journal de voyage sous forme de lettres dont les premières notes ont été jetées sur son carnet de compte. Il y dessine également, amplifiant et déformant ses impressions dans des raccourcis saisissants où observation, imagination et mémoire se conjuguent dans un excès de vision. Quels frissons j'ai eu à découvrir sa description de la cathédrale de Cologne (Lettre X, Cologne) encore en construction lorsque il la voit pour la première fois dans l'ombre du soir







Je suis arrivé à Cologne après le soleil couché. Je me suis dirigé sur-le-champ vers la cathédrale, après avoir chargé de mon sac de nuit un de ces dignes commissionnaires en uniforme bleu avec collet orange, qui travaillent dans ce pays pour le roi de Prusse (excellent et lucratif travail, je vous assure ; le voyageur est rudement taxé, et le commissionnaire partage avec le roi). Ici, un détail utile : avant de quitter ce brave homme (le commissionnaire), je lui ai donné l’ordre, à sa grande surprise, de porter mon bagage, non dans un hôtel de Cologne, mais dans un hôtel de Deuz, qui est une petite ville de l’autre côté du Rhin jointe à Cologne par un pont de bateaux. Voici ma raison : je choisis autant que possible l’horizon et le paysage que j’aurai dans ma croisée quand je dois garder plusieurs jours la même auberge. Or les fenêtres de Cologne regardent Deuz, et les fenêtres de Deuz regardent Cologne ; ce qui m’a fait prendre auberge à Deuz, car je me suis posé à moi-même ce principe incontestable : Mieux vaut habiter Deuz et voir Cologne qu’habiter Cologne et voir Deuz.
Une fois seul, je me suis mis à marcher devant moi, cherchant le Dôme et l’attendant à chaque coin de rue. Mais je ne connaissais pas cette ville inextricable ; l’ombre du soir s’était épaissie dans ces rues étroites ; je n’aime pas à demander ma route, et j’ai erré assez longtemps au hasard.
Enfin, après m’être aventuré sous une espèce de porte cochère dans une espèce de cour terminée vers la gauche par une espèce de corridor, j’ai débouché tout à coup sur une assez grande place parfaitement obscure et déserte. Là, j’ai eu un magnifique spectacle. Devant moi, sous la lueur fantastique d’un ciel crépusculaire, s’élevait et s’élargissait, au milieu d’une foule de maisons basses à pignons capricieux, une énorme masse noire, chargée d’aiguilles et de clochetons ; un peu plus loin, aune portée d’arbalète, se dressait isolée une autre masse noire, moins large et plus haute, une espèce de grosse forteresse carrée, flanquée à ses quatre angles de quatre longues tours engagées, au sommet de laquelle se profilait je ne sais quelle charpente étrangement inclinée qui avait la figure d’une plume gigantesque posée comme sur un casque au front du vieux donjon. Cette croupe, c’était une abside ; ce donjon, c’était un commencement de clocher ; cette abside et ce commencement de clocher, c’était la cathédrale de Cologne.
Ce qui me semblait une plume noire penchée sur le cimier du sombre monument, c’était l’immense grue symbolique que j’ai revue le lendemain bardée et cuirassée de lames de plomb, et qui, du haut de sa tour, dit à quiconque passe que cette basilique inachevée sera continuée, que ce tronçon de clocher et ce tronçon d’église, séparés à cette heure par un si vaste espace, se rejoindront un jour et vivront d’une vie commune ; que le rêve d’Engelbert de Berg, devenu édifice sous Conrad de Hochstetten, sera dans un siècle ou deux la plus grande cathédrale du monde ; et que cette Iliade incomplète espère encore des Homères.
L’église était fermée. Je me suis approché du clocher ; les dimensions en sont énormes. Ce que j’avais pris pour des tours aux quatre angles, c’était tout simplement le renflement des contre-forts. Il n’y a encore d’édifiés que le rez-de-chaussée et le premier étage, composé d’une colossale ogive, et déjà la masse bâtie atteint presque à la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris.
Si jamais la flèche projetée se dresse sur ce monstrueux billot de pierre, Strasbourg ne sera rien à côté. Je doute que le clocher de Malines lui-même, inachevé aussi, soit assis sur le sol avec cette carrure et cette ampleur.
Je l’ai dit ailleurs, rien ne ressemble à une ruine comme une ébauche. Déjà les ronces, les saxifrages et les pariétaires, toutes les herbes qui aiment à ronger le ciment et à enfoncer leurs ongles dans les jointures des pierres, ont escaladé le vénérable portail. L’homme n’a pas fini de construire que la nature détruit déjà.
La place était toujours silencieuse. Personne n’y passait. Je m’étais approché du portail aussi près que me le permettait une riche grille de fer du quinzième siècle qui le protège, et j’entendais murmurer paisiblement au vent de nuit ces innombrables petites forêts qui s’installent et prospèrent sur toutes les saillies des vieilles masures. Une lumière qui a paru à une fenêtre voisine a éclairé un moment sous les voussures une foule d’exquises statuettes assises, anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert sur leurs genoux, ou qui parlent et prêchent, le doigt levé. Ainsi les uns étudient, les autres enseignent. Admirable prologue pour une église, qui n’est autre chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre ! La douce maçonnerie des nids d’hirondelles se mêle de toutes parts comme un correctif charmant à cette sévère architecture.
Puis la lumière s’est éteinte, et je n’ai plus rien vu que la vaste ogive de quatre-vingts pieds toute grande ouverte, sans châssis et sans abat-vent, éventrant la tour du haut en bas et laissant pénétrer mon regard dans les ténébreuses entrailles du clocher. Dans cette fenêtre s’inscrivait, amoindrie par la perspective, la fenêtre opposée, toute grande ouverte également, et dont la rosace et les meneaux, comme tracés à l’encre, se découpaient avec une pureté inexprimable sur le ciel clair et métallique du crépuscule. Rien de plus mélancolique et de plus singulier que cette élégante petite ogive blanche dans cette grande ogive noire.
Voilà quelle a été ma première visite à la cathédrale de Cologne.


Victor Hugo, Le Rhin,  Lettre X, 1842






The Dietmar Siegert Collection


Zwischen Biedermeier und Gründerzeit Deutschland in frühen Photographien 1840-1890 aus der Sammlung Siegert

30.11.2012 - 20.05.2013
Münchner Stadtmuseum
St-Jacobs-Platz
D-80331 München


Victor Hugo, Exposition virtuelle de la BNF   
Le voyageurcliquez sur Les voyages sur le Rhin.













16.1.13

Playfully. Marianne Evennou dessine sa maison en 3 D




















Les premiers modèles de la collection FME de Marianne Evennou sont en ligne. Des objets aux formes épurées et à la fabrication artisanale. Des lampes comme des sculptures, des assiettes comme des dessins, des consoles comme des jeux de construction... à voir au salon Maison & Objet - Now sur le stand de Pop Corn du 18 au 22 janvier. 


1 Aquarelle de Pierre Evennou 
2,3,4,5 Photos © Marianne Evennou 
  Courtesy Marianne Evennou









9.1.13

La fin d'un monde. Lotte Jacobi's Portraits


 "My style is the style of the people I photograph"

Lotte Jacobi






























I have just seen  the exhibition of Lotte Jacobi's portraits  at the Käthe Kollwitz museum in Cologne. Unfortunately it was last Sunday, just on the last day of the exhibition and it is now too late to view it. It was really moving to see her chronicle of 1920's Berlin with the rise of National-Socialism in the background. In this respect, a portrait particularly retained my attention, the photograph of actor Hans Otto, murdered by the Nazis, who disguised their crime as a suicide and forbade anyone to attend his funeral. The young photographer Lotte Jacobi documented the artistic and intellectual life of the time; she was very committed to dance and theater and to circles that the nazis called the red Berlin. They viewed Berlin as "the reddest city after Moscow" and wanted to stamp out any form of contemporary art, which they considered as socially disruptive and decadent. Lotte Jacobi was then considered as a great representant of Avant-garde photography and after her emigration to New York never recovered the level of fame she had reached in Germany before the war. 





Neumarkt 18-24
50 667 Köln





1 Lotte Jacobi, Lotte Lenya, Kurt Weil's wife,Berlin 1928,© Lotte Jacobi Collection, University of New Hampshire, USA  

2 Lotte Jacobi, Art Historian, Leo Katz© Lotte Jacobi Collection, University of New Hampshire, USA 
3 Lotte Jacobi, Actor Peter Lorre, 1930
 © Lotte Jacobi Collection, University of New Hampshire, USA 
  4 Lotte Jacobi, Actor Hans Otto arrested and killed by the Nazis  November, 24 1933  photo of photo
 5 Lotte Jacobi, Self-portrait with camera, 1929, © JüdischesMuseum Berlin
Later on, she commented this portrait by writing on it " What am I going to do now?"
Otto Steinert, Lotte Jacobi, 1976
7 Käthe Kollwitz Museum, Photo J'attends... 









Since 1981, The University of New Hampshire has held the copyright for the photographs and correspondence of Lotte Jacobi.



Do you remember Cabaret, Bob Fosse's film with Liza Minelli adapted from a short novel set in Weimar Germany, by Christopher Isherwood, Goodbye to Berlin ?











  











6.1.13

An Enormously Tiny Bit of a Lot. Meret Oppenheim's Dreams and Metamorphoses


"Freedom isn't given to you – you have to take it."
Meret Oppenheim







































 Without me anyway



Without me

Anyway without way I came near without bread

Without breath but withkin with Caspar
With a cake so round through somewhat square
But without growth of grass with scars with warts with fingers
With sticks with many Os and few Gs
But an enormously tiny bit of a lot
Oh fall you down into your hole oh bury you yourself
And your longwinded hope
Give your ego a kick give your id its reward
And whatever is left of you fry it like little fishes in oil 
You can peel off your shoes



Meret Oppenheim, 1976





"I am a swaddled child, swaddled in an iron grip." Those are the words of Meret Oppenheim at the end of a crisis that lasted almost two decades after the overwhelming success of her work Le déjeûner de fourrure (Breakfast in Fur) that catapulted her to  the status of a myth at the yong age of 23. Once the muse and the object of creativity of men -- she served as a model to Man Ray for a series of photographs entitled Erotique voilée, she still had to undergo their disparagement and  the shrinking of her self by their use of diminutives. Max Ernst had written on the invitation to the opening of the exhibition: "Who covers a soup spoon with luxurious fur? Little Meret. Who has outgrown us? Little Meret." Her father often repeated her that "Women have never done anything in art." She needed all the impetus she put in her work to free herself from men's projections.  






  



2013 célèbre le centième anniversaire de la naissance de Méret Oppenheim. Plusieurs grandes expositions lui rendent hommage.








Les étincelles de Méret. Les surréalismes dans l'art contemporain Suisse

19.10.2012 - 10.02.2013





Meret Oppenheim

21.03.2013-14.07. 2013



Vienne






Meret Oppenheim - Above the trees

20.02. 2013 - 05.05. 2013
 Hannover

















1 Meret Oppenheim  in a paper jacket she created, 1976, source unknown 
2 Meret Oppenheim, The Fur-lined Teacup Photograph Man Ray, 1936
Meret Oppenheim, My governess, sculpture, 1936
Meret Oppenheim, The Couple, 1956
Meret Oppenheim, Self-portrait X ray of M. O.'s skull, 1964
6 Meret oppenheim, Table with Bird’s Legs, 1939 










For further reading I recommend the catalogue Meret Oppenheim Retrospective "an enormously bit of a lot", Hatje Cantz, 2007. Very illuminating.