31.7.14

Heterotopias (2) . La Chambre Intérieure. En passant par Illiers-Combray.



Nos seules fenêtres, nos seules portes sont toutes spirituelles...

Gilles Deleuze, Proust et les signes


































... Et j'adore autant que vous certains symboles. Mais il serait absurde de sacrifier au symbole la réalité qu'il symbolise.

Marcel Proust, Le temps retrouvé





Est-il possible de croire à une réalité extérieure ou bien est-il possible de renoncer à croire à une réalité extérieure, chacun selon sa sensibilité, ses lectures, son histoire, ou l'heure du jour se rangera sous l'une ou l'autre de ces interrogations qui renvoie à la question de la transmutation de la matière par la puissance de l'imagination. Les lieux, les espaces, les paysages, les arbres, les ciels, les portes, les fenêtres, les escaliers, les éclairages que nous portons en nous communiquent entre eux d'une manière unique à chacun d'entre nous et créent cet espace intérieur où la qualité d'un monde, le nôtre et ceux dont nous sommes pétris est tout entière condensée et dématérialisée. Cette chambre intérieure que nous portons en nous et qui nous définit plus sûrement que nos particularités physiques ou les faits de notre vie est faite d'allers et retours incessants et permanents entre la réalité physique ou ce que nous prenons pour telle et l'espace agrandi, démultiplié, réfracté par la matière lumineuse de notre imaginaire. C'est pourquoi on ne voit rien dans la maison de tante Léonie, doublement rien puisqu'il y a longtemps qu'elle a cessé d'être la maison de la tante pour devenir un lieu classé et puisque ce lieu que nous poursuivons n'est que la recréation d'un lieu rêvé où les portes de l'espace et du temps se sont entr'ouvertes pour laisser entrevoir cette transmutation même de la matière à l'oeuvre dans l'art. Pourtant par un renversement du plein et du vide chacun, à sa manière, peut remplir ce lieu et en faire une chambre d'écho à la voix de Marcel. 




Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini...

Marcel Proust, Le temps retrouvé




L'art est une véritable transmutation de la matière. La matière y est spiritualisée, les milieux physiques y sont dématérialisés, pour réfracter l'essence, c'est à dire la qualité d'un monde originel. Et ce traitement de la matière ne fait qu'un avec le "style". 
Etant qualité d'un monde, l'essence ne se confond jamais avec un objet, mais au contraire rapproche deux objets tout à fait différents, dont on s'aperçoit justement qu'ils ont cette qualité dans le milieu révélateur. En même temps que l'essence s'incarne dans une matière, la qualité ultime qui la constitue s'exprime donc comme la qualité commune à deux objets différents, pétris dans cette matière lumineuse, plongés dans ce milieu réfractant.* 


*Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUFPerspectives critiques, 1983, première édition 1964




Illiers Combray

Eure-&-Loire


Link: Gilles Deleuze,  Proust and Signs, University of Minnesota Press, 2000 
Photos © J'attends...




28.7.14

Couleurs (1) . La couleur de l'ombre










Aussi la couleur que nous pouvons dire vraiment belle, c'est à dire qui sans avoir besoin de raisonner nous remplisse d'une sorte de rêve heureux, ce n'est pas celle de l'or, ce n'est pas celle des belles étoffes, ce n'est pas même celle des pierres précieuses, de l'améthyste ou de l'opale. Non c'est celle de toute chose à l'ombre...




Marcel Proust, Jean Santeuil






1 Claude Monet, Un coin d'appartement, 1875
 © RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski



5.7.14

Heterotopias (1) . Dans le silence des forêts.
















Pourquoi ce frisson à la vue d'une cabane? Frisson de convoitise et morsure au coeur devant le signe d'un Paradis perdu, d'un temps où l'on s'abritait du soleil sans perdre la vue des étoiles au coeur de la nuit la plus noire. Frisson de désir qui nous ferait délaisser le plus élégant des châteaux pour une cabane de moine dans le silence des forêts. C'est que la cabane n'est pas la réduction d'une maison en miniature, la réplique d'un modèle inaccessible. Non la cabane, c'est l' hétérotopie par excellence, un espace autre, en retrait du monde. Un lieu où l'on échappe à la tyrannie du quotidien et de l'horloge avec sa cohorte de corvées et de soucis; ni lave-vaisselle, ni réveil dans une cabane, pas de superflu, juste l'indispensable pour un coeur solitaire au repos. La cabane se vit seul, égoïstement, dans l'affranchissement de la pesanteur des corps. Aucune fonction organique en ce lieu, on ne fait qu'y abriter son imaginaire.   
C'est un espace en rupture, de violence exorcisée, de cruauté désarmée, un refuge de douceur et de tendresse où le temps ne blesse plus. C'est le placard de l'enfant retranché dans ses rêves, c'est l'île aux câlins dans le lit des parents, c'est un petit théâtre d'ombres dans le crépuscule de la chambre, c'est la maison primitive telle que la décrit Claude-Nicolas Ledoux dans son Traité d'architecture, un arbre et son ombre. C'est un lieu sacralisé dans lequel on n'entre pas sans être invité par les mots magiques, "on dirait que...". C'est 'notre maison' mais c'est toujours 'ma cabane', le lieu de l'archéologie de soi, où l'on se retrouve infans, sans parole. Le lieu des rébellions et des renversements, où redescendre en soi-même pour réinventer tous les possibles.  













1 François Houtin, Les  Cabanes du jardinier
Valérie Albertosi, Croquis d'idée
3 Antoine Grumbach, La maison primitive
4 Carl Norac, Claude K. Dubois, L'île aux câlins,  petite bibliothèque de l'école des loisirs, février 2004






Ce petit texte m'a été inspiré par Marianne Evennou qui imagine  de si jolis refuges de douceur et de tendresse et par Cat qui m'a fait découvrir le texte de Michel Foucault sur les Hétérotopies que je mastique depuis, comme dans Les mots doux de Carl Norac et Claude K. Dubois. J'en ai longtemps gardé les joues toutes gonflées...




On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de
niveaux, des marches d'escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d'autres friables, pénétrables, poreuses. Il y a les régions de passage, les rues, les trains, les métros ; il y a les régions ouvertes de la halte transitoire, les cafés, les cinémas, les plages, les hôtels, et puis il y a les régions
fermées du repos et du chez-soi. Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont absolument différents : des lieux qui s'opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces. Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c'est le fond du jardin, bien sûr, c'est le grenier, ou mieux encore la tente d'Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c'est - le jeudi après-midi - le grand lit des parents. C'est sur ce grand lit qu'on découvre l'océan, puisqu'on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c'est aussi le ciel, puisqu'on peut bondir sur les ressorts ; c'est la forêt, puisqu'on s'y cache ; c'est la nuit, puisqu'on y devient fantôme entre les draps ; c'est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni.



Michel Foucault, Les Hétérotopies
France-Culture, 7 décembre 1966