24.3.14

Message in a Bottle. Le merlan en colère


These fragments I have shored against my ruins

T.S. Eliot









Ma Grand-mère nous disait qu'à l'intérieur de la tête du merlan on
 trouvait la Vierge.




Elle roulait les poissons dans la farine et les arc-boutait pour 
leur coincer la queue entre les dents avant de les faire frire.




Elle appelait ça "des merlans en colère".
Elle nous les servait brûlants avec de la salade de tomates
 et des olives à la Grecque.




Nous, les enfants, nous étions contents. On pouvait plonger les doigts
 pour défaire la chair blanche
 sous la peau croustillante. Et puis on disait: 
"Mamie! tu nous aide à trouver la Vierge?"





Il fallait fouiller dans la tête du merlan. Décrocher la mâchoire en forme de petit boomerang.
On s'étonnait de toutes ces dents 
dans une bouche de petit poisson. 
Il ne restait des yeux que deux petites billes blanches 
qui roulaient sous les doigts.
Je me disais alors qu'il avait eu raison d'être en colère.




Et dans cet enchevêtrement de pics et de lanières gluantes, on trouvait enfin la Vierge.
Blanche, les mains jointes dans la lumière laiteuse de son aura de dentelle. *



J'ai rencontré Cat sur le net. Nous ne nous sommes jamais ni parlé, ni vu mais nous tenons la ligne chacune à un bout. Je suis souvent touchée par ces fragments qu'elle sauve du naufrage et de l'oubli. Il me semble parfois que nous charrions les même débris et que nous nous agrippons à la même planche. Dans son film, La Femme du Gange, Marguerite Duras a inventé le personnage du Fou. Elle dit de lui que c'est une forme creuse sans mémoire qui garde la mémoire de tous. C'est une tête passoire, trouée qui se laisse traverser. C'est un gardien de la mémoire de tous, un guetteur. Dans le film d'Alain Resnais, Mon oncle d'Amérique, le professeur Henri Laborit parle de cette mémoire qui nous vient des autres. Il dit que nous sommes faits des autres, que nous sommes les autres.

Et finalement, nous devons nous rendre compte que ce qui pénètre dans notre système nerveux depuis la naissance, et peut-être avant in utero, les stimulus qui vont pénétrer dans notre système nerveux nous viennent essentiellement des autres. Nous ne sommes que les autres. Quand nous mourons, c’est les autres que nous avons intériorisés dans notre système nerveux, qui nous ont construits, qui ont construit notre cerveau, qui l’ont rempli, qui vont mourir. 1

Une très belle façon de dégager le sens de la vie, "cette soif d'errer à la rencontre de tout" dont parle André Breton dans L'amour fou. Il suffit d'ajouter de tout et de tous. "Only connect", la belle injonction de l'épigraphe de E.M. Forster dans Howards Ends convoque la même disponibilité. 


La sympathie qui existe entre deux, entre plusieurs êtres semble bien les mettre sur la voie de solutions qu'ils poursuivaient séparément en vain.(...)Notre chance est éparse dans le monde, qui sait, en pouvoir de s'épanouir sur tout, mais chiffonée comme un coquelicot en bouton. Dès que nous sommes seuls à sa recherche elle repousse contre nous la grille de l'univers, elle joue pour nous duper sur la triste ressemblance des feuilles de tous les arbres, elle vêt le long des routes des robes de cailloux. 2





1 Henri Laborit, dans Mon oncle d'Amérique

2 André Breton, L'amour fou, chapitre III







Lien: *Dessins et texte reproduits de Message in A Bootle, le blog de Cat

17.3.14

Grande lessive. Vers le pays d'Auge en passant par Rouen




















Le ciel est si bleu, si haut, si pur on dirait que les anges et les chérubins ont fait leur lessive. Un halo plus blanc juste au dessus de la ligne d'horizon signe la promesse d'une journée radieuse. Les plis de l'hiver se défroissent dans la vapeur d'un matin printanier. Les pommiers en fleurs moussent encore dans votre mémoire et se superposent à une plage de diamant étincelante. La Côte Fleurie et son arrière pays frais comme du beurre, ses maisons de brique rose, ses nuages crémeux et ses plages de  débris nacrés;  votre  première vision de la Normandie est associée pour toujours aux pommiers en fleurs et pétille comme un verre de cidre. Le goût de la pomme et l'odeur des viburnums. Les clochers s'envolent, les cloches sonnent à grand fracas. Vous prenez la voiture et partez pour Rouen, le GPS vous fait découvrir tout un monde caché de jardins timides et de vergers discrets, d'églises minuscules encapuchonnées d'ardoise. Rien n' arrête votre détermination d'arriver au plus vite, à peine si quelques brocantes signalées sur la route vous donnent quelques regrets aussitôt oubliés. Vous voguez sur l'écume de vos souvenirs et l'air transparent et léger vous enivre. Le paysage se déroule comme un long ruban dont vous reconnaissez toutes les nuances.  A Rouen, vous vous arrêtez dans un bistrot qui  a l'air de ne pas avoir changé depuis le début du siècle dernier, vous commandez une andouillette AAAAA qui arrive aussitôt dorée, entourée de  pommes frites maison et de tomates confites. Vous dégustez votre assiette en fondant de plaisir, assise à la terrasse au soleil, face au marché Saint Marc. A coté de vous de jeunes gens, une jeune femme et deux jeunes hommes se régalent d'un magret de canard; leur cageot de légumes, trône  à leur côté sur une chaise vide. Ils parlent de leur méconnaissance de l'histoire de l'Empire et de la fin du 19ème siècle. Un des trois avoue ne pas faire la différence entre Napoléon Ier, et Napoléon III. Ils s'expriment dans une langue qui vous rappelle celle de Rohmer. Cette petite scène dont vous êtes témoin malgré vous, vous ravit le coeur. Vous feuilletez des magazines  destinés aux clients, Causette et les Inrock, vous vous émerveillez de trouver cette presse ici. Vous vous dîtes que la France est un pays magnifique et que vous devriez revenir plus souvent. Il ne reste presque rien de l'impression d'un pays secoué par la tempête que les médias vous ont donné cet hiver, à peine l'ombre d'une inquiétude. Le soleil vous fait cligner des yeux et vous assomme un peu. Vous vous abandonnez à la douceur et à la sérénité d' un frisson d'optimisme. Vous penserez plus tard à traquer l'inquiétude, le malaise et les signes de repli sur soi d'un pays en crise. Pour l'instant vous fermez les paupières et vous vous laissez gagner par l'insouciance. 




Café de l'Epoque
43 rue Armand Carmel
Rouen


La Buvette du Robec
219 rue eau-de-Robec
Rouen

Maison Sérieuse
Jérôme Thoumyre
Curiosités 
106 rue Malpalu
Rouen


Les Cousines 
Pâtisseries anglaises et françaises
16 place du lieutenant Aubert
Rouen




Lien: Bernard Turle: Autopsie d'une inquiétude, Editions François Bourin, mars 2014










1 Café de l'Epoque, 2&3 Le terrain de pétanque au chevet de l'église Saint Maclou, 4&5 L'aître Saint Maclou, 6 La Buvette du Robec


*Toutes ces adresses sont situées dans le quartier Saint Maclou.



11.3.14

Le ravissement de l'infini. Marguerite Duras à Trouville



Regarder la mer, c’est regarder le tout. Et regarder le sable, c’est regarder le tout, un tout. C’est à Trouville que j’ai regardé la mer jusqu’au rien.


Marguerite Duras 
  















Marguerite Duras regarde la mer, longuement indéfiniment. Il semble que la mer entre à flots par les hautes fenêtres de son appartement des Roches Noires. Elle regarde la mer infiniment  jusqu'à l'engloutissement, jusqu'à la disparition, jusqu'au rien. La mer semble monter par delà le troisième étage, semble dépasser les toits de l'ancien hôtel où jadis Marcel Proust était venu dormir avec sa mère et sa grand-mère. C'est dans l'épouvante et dans l'effroi que MD dit avoir écrit Le ravissement de Lol V Stein à l'été 1963 dans un moment de profonde solitude, d'enfermement et d'isolement. Elle vient de rompre avec Jarlot et sombre dans l'alcool. Trouville c'est le trou noir, le pays sans nom, le pays du tout, du rien et de personne. C'est le retour à la mer de son enfance, aux traumatismes et à la folie de la mère. L'eau c'est le liquide dans lequel baignent toutes les femmes des romans de Duras, l'élément indifférencié dans lequel se dissoudent les identités et les voix. C'est le lieu de la perte de soi et du ravissement, le lieu du "tourment de l'impossible narration" dont parle Blanchot, le lieu des noyés et des sans voix, le lieu de la lucidité limite et de la dépersonnalisation, le lieu du temps qui boucle et de la remémoration sans fin. C'est le lieu du théâtre. Le théâtre de la mer qui rend les corps abandonnés, du flux et du reflux de l'écriture qui reprend les anciens brouillons et les retravaille jusqu'à la limite de l'effondrement. "Ainsi, de juin à octobre, entre Trouville et Paris, Duras s’efforce de faire tomber tout un théâtre de mots dans une prose hallucinatoire, flottante, insaisissable. Elle ne sait pas où elle va, la frontière même entre ses personnages lui devient poreuse, certaines voix interchangeables. Elle a renoncé à "dire"  pour "faire résonner", et tourne autour d’un "mot-absence, un mot-trou". Il s’agit pour elle d’atteindre à travers l’écriture un état d’indifférence, une anesthésie des affects, qui n’est pas une maladie : "c’est un état que je pense que beaucoup de gens frôlent". 




J’ai toujours été au bord de la mer dans mes livres... J’ai eu affaire à la mer très jeune dans ma vie, quand ma mère a acheté le barrage, la terre du  Barrage contre le Pacifique et que la mer a tout envahi, et qu’on a été ruinés. La mer me fait très peur, c’est la chose au monde dont j’ai le plus peur... Mes cauchemars, mes rêves d’épouvante ont toujours trait à la marée, à l’envahissement par l’eau. Les différents lieux de Lol V. Stein sont tous des lieux maritimes, c’est toujours au bord de la mer qu’elle est et très longtemps j’ai vu des villes très blanches, comme ça, blanchies par le sel, un peu comme si du sel était dessus, sur les routes et les lieux, où se déplace Lola Valérie Stein... C’est très tard que je me suis aperçue que ce n’était pas S. Thala, mais Thalassa.


Marguerite Duras, entretien avec Michelle Porte, Les lieux de Marguerite Duras, 1976



Lol V. Stein c'est quelqu'un qui réclame qu'on parle pour elle sans fin, puisqu'elle est sans voix. C'est d'elle que j'ai parlé le plus, et c'est elle que je connais le moins. Quand Lol V. Stein a crié, je me suis aperçue que c'était moi qui criais. Je ne peux montrer Lol V. Stein que cachée, comme le chien mort sur la plage. 

Marguerite Duras, entretien avec Catherine Francblin, Art Press International, janvier 1979.






Lien: Marguerite Duras regardant la mer, document INA  








Brocante de Gilbert Zalc 
22/24 rue Docteur Couturier 
Trouville












1 Les Roches Noires, photographie © Hélène Bamberger
2 Bureau de Neauphle-le-Château, photographe inconnu 
3 Trouville,  photographie J'attends...
4  Brocante et maison d''hôte de Gilbert Zalc à Trouville



5.3.14

Pauline dans les nuages. Marianne Evennou's Tale of Two Dormers


Chacun cherche son toit























Two dormers and a skylight, Marianne Evennou has a keen awareness and sensitivity to capture the defining feature of a place and the spirit of its inhabitants.  A garret under the roofs of Paris from where Pauline can contemplate the trees dreaming in the grey sky, a ladder to climb to the chambre d'ami -the young woman has friends all over the world, and is always accomodating someone in her romantic attic... A small budget for the refurbishing, but a lot of energy and creativity instead. Marianne led Pauline to use samples of paintings to paint her concrete floor and both of them  rolled up their sleeves to achieve their common dream and seal a longtime friendship and collaboration in bartering. Young and energetic Pauline designed Marianne's website and e-shop while fairy godmother Marianne helped her finding the essence of her  home. 

Links: Marianne Evennou's blog, Tensira









Photos 1, 2, 3 ©  Franck Evennou  Photo 9 ©  Mathieu Haessler